Base militaire de Quantico, États-Unis, juin 2008
Il était onze heures et demie. Diane Silver s’était attablée non loin de l’immense baie vitrée du réfectoire. La salle était encore presque déserte, à l’exception d’une table où déjeunaient de jeunes futurs agents qui l’avaient saluée avec affabilité lorsqu’elle était passée près d’eux, chargée de son plateau.
Elle avait tranché : ses efforts de courtoisie – aussi minimes aient-ils été – envers maître Charles Devernois-Klyne étaient terminés. De surcroît, la présence de l’avocat l’agaçait durant le seul repas digne de ce nom qu’elle s’offrait de la journée, le reste de son ordinaire étant constitué de cacahuètes, de chips, voire, parfois, dans les grands jours, d’un sandwich qu’elle achetait en rentrant au delicatessen du centre commercial situé non loin de chez elle. Aussi avait-elle décidé l’avant-veille d’aller déjeuner très tôt ou très tard, sans prévenir l’avocat, afin qu’il ne la suive pas. À la décharge de Devernois-Klyne, Diane admettait qu’elle n’avait envie de parler à personne. Le silence la reposait. Un silence seulement troublé par les rafales de coups de feu qui provenaient du champ de tir voisin, étouffées par un épais rideau d’arbres et de buissons. D’autant que les conversations des autres intéressaient Diane rarement, sauf celles d’Yves. Elle regrettait les coq-à-l’âne, les anecdotes du grand flic français. Surtout, ses intuitions et sa subtilité lui manquaient.
Elle attaqua sa salade de homard canadien, s’amusant à viser les tomates cerise qui roulaient au fond de l’assiette sous ses coups de fourchette.
Un raclement de gorge très artificiel lui fit lever les yeux.
L’agent Gary Mannschatz la considérait avec sérieux, les bras croisés sur la poitrine.
— Bonjour, agent Mannschatz.
— Bonjour, docteur.
— Quelque chose à me dire ?
Il crispa la bouche, réfléchissant, puis lâcha :
— Non… Je peux me joindre à vous ou vous préférez un peu de solitude ? Ça ne me vexerait pas.
Il tâtait le terrain parce qu’il avait quelque chose à lui faire savoir. La transparence de l’homme encore jeune était volontaire, Diane n’en doutait pas.
— Un peu de bonne compagnie ne peut jamais nuire.
— Bon. Je compose mon plateau et j’arrive. Vous avez besoin de quelque chose ?
— Non, merci.
Elle le regarda s’éloigner et rejoindre le long comptoir réfrigéré dans lequel étaient présentés les hors-d’œuvre et les desserts. Mike Bard et Gary Mannschatz avaient dû hésiter. Convenait-il d’aborder la psychiatre réputée pour son exécrable caractère à deux ou seul, et lequel d’entre eux ? Ils avaient fait le bon choix. Elle tergiversait encore au sujet de Bard et s’en serait davantage méfiée. Non qu’elle fît confiance à Mannschatz.
Elle se livra à un petit jeu en l’attendant. Que contiendrait son plateau ? Pas d’alcool, pas même une bière, c’était évident. Un large steak avec des frites ? Non, pas lui. Sans doute Bard. Elle pariait sur une soupe, un steak salade, un laitage et une part de gâteau, les hommes étant plus gourmands qu’ils ne veulent en général l’admettre, de crainte qu’un goût pour les douceurs n’implique une sorte de faiblesse enfantine.
Lorsqu’il s’installa en face d’elle, Diane s’attribua un bon point mental. Presque tout juste, sauf la soupe qu’il avait remplacée par une assiette de tomates à la mozzarella. En réalité, ce petit jeu était davantage qu’un passe-temps. Si elle pouvait prévoir ce qu’il allait manger, c’est qu’elle ne s’était pas non plus trompée au sujet de ce qu’elle avait perçu de lui lors de la réunion.
Ils discutèrent de choses et d’autres, de la météo, de l’état assez délabré du parking du Jefferson qui attendait toujours sa réfection faute de crédits, de l’épouvantable café que l’on servait ici, Mannschatz s’extasiant sur les expressos qu’il avait dégustés lors d’un court voyage en Italie quelques années auparavant.
Diane ignorait s’il attendait qu’elle fasse le premier pas, auquel cas il allait être déçu. Le sentit-il ?
— Je… enfin, on s’est dit avec Mike que, puisqu’on allait travailler en collaboration, il était important qu’on se connaisse mieux. Enfin, je veux dire, on connaît bien votre réputation, d’autant que vous êtes déjà intervenue sur plusieurs de nos enquêtes, mais nous n’avons jamais travaillé directement ensemble.
— Bob Pliskin adore m’offrir du changement en ce qui concerne les enquêteurs, commenta Diane d’une voix neutre en terminant son énorme salade.
— Humm, Pliskin.
Elle le fixa de son regard pâle et répéta :
— C’est cela : « Humm, Pliskin ».
Il esquissa un sourire en lâchant :
— Je vois que c’est un de nos bons amis.
Bravo, songea Diane. Tu viens de me balancer avec habileté la première info : vous n’aimez pas Pliskin et vous n’êtes pas de son côté. Toutefois, vous restez prudents, Mike et toi. La balle est dans mon camp. Te montrer que je n’ai pas peur de Bob la fouine, et qu’il ne parviendra pas à entraver mon travail.
— Bob applique à la lettre la devise « diviser pour mieux régner ». C’est pour cela qu’il change sans arrêt les enquêteurs affectés à mes enquêtes. Il redoute que j’établisse des liens de confiance, voire de cordialité avec eux. En fait, il redoute tout ce qui peut faire bloc contre lui.
— En général, ça marche bien, comme stratégie.
Elle planta sa petite cuiller dans la montagne de crème fouettée qui ensevelissait la part de tarte aux noix de pécan qu’elle avait décidé de s’offrir en dessert.
— Ça fonctionne moins bien avec moi. Pliskin est très prévisible.
Il la considérait depuis quelques instants, se demandant s’il pouvait parier sur elle.
— Y en a qui… prétendent que vous avez un caractère difficile, avança-t-il.
— Il s’agit presque d’un euphémisme.
— En général, les gens qui possèdent une personnalité marquée sont plutôt corrects, non ?
— En général. (Elle dégusta avec délice une cuiller de crème et ajouta dans un demi-sourire :) Écoutez, Mannschatz, si votre question est : « Pouvez-vous me faire confiance en ce qui concerne Pliskin et Casney », la réponse est « Oui, absolument ». Même si je vous détestais, je ne leur ferais aucun cadeau et en tout cas pas celui de leur donner des armes contre quelqu’un.
L’agent Mannschatz soupira de contentement. Il venait de récolter une partie de ce qu’il cherchait.
— Et vous savez pourquoi je n’hésite pas à vous le dire ? reprit-elle en fixant d’un air contrit la montagne de crème qui diminuait à vue d’œil. Parce que même si vous caftiez et fonciez rapporter notre conversation à Pliskin, ça ne changerait rien pour moi. Pliskin me déteste déjà au maximum de ses capacités, et elles sont étendues ! Il n’a nul besoin de raison objective. Cher Bob n’agit que dans la subjectivité absolue, parce que son monde tourne autour de lui.
— Bien reçu, approuva Gary en la saluant de son verre d’eau. On passe au boulot ?
— On passe au boulot !
— Mike et moi, on a eu le sentiment que vous reteniez des infos durant la réunion. Sans doute à cause de la présence de « cher Bob ».
— Juste. Je veux qu’il croie que je n’ai pas avancé d’un pouce et que je vais me planter parce que c’est ce qu’il attend depuis des années. C’est le seul moyen pour qu’il me foute un peu la paix.
— Futé.
Il empila avec soin ses assiettes vides et se tamponna la bouche à l’aide de sa serviette en papier d’un geste presque coquet. Il attaqua son yaourt allégé avant de poursuivre :
— Rien de ce que vous me confiez n’ira plus loin que Mike. Et je réponds de cette grande carcasse comme de moi-même.
— Rien de ce que vous me confiez n’ira plus loin que moi-même. J’ai appris par un très bon ami de la police française que j’ai formé au profilage…
— Le colonel Guéguen, l’interrompit-il en prononçant le nom « gouégouen ». On a un peu révisé à votre sujet, sur vos méthodes – remarquez, il n’y a pas grand-chose – et tout le reste…
« Tout le reste » signifiait aussi Leonor, et elle lui fut reconnaissante de ne pas prononcer son prénom.
— En effet, il s’agit d’Yves Guéguen. Les deux jeunes Français avaient plongé assez loin. Deux psychopathes. Le garçon avait déjà tué. Un bébé. Étouffé. Il se proposait de recommencer. La fille allait suivre son exemple en abattant sa mère, puis son jeune frère.
— Chouette ! Charmants bambins !
Elle lui jeta un regard incisif et liquida la dernière cuiller de crème avant d’attaquer la tarte. Il devait aller plus loin. Lui prouver qu’ils étaient capables, lui et Mike, de mener cette enquête.
Mannschatz jeta son pot de yaourt soigneusement nettoyé dans son assiette et tira vers lui la soucoupe sur laquelle reposait une large part de gâteau à la banane nappé de crème anglaise. Il fronça les sourcils et demanda d’une voix lente :
— Je comprends mieux… il y avait des trucs dans votre discours qui nous paraissaient un peu tirés par les cheveux…
— L’animosité de Bard pour les psys ? plaisanta-t-elle.
— Il ne s’agit pas d’animosité. Toutefois, Mike a un bon nombre de kilomètres au compteur et il s’en est tapé des sévères. Faut pas lui en vouloir. Il a des raisons. Y a des psys qui avec leurs conneries, sauf votre respect, ont fait capoter certaines de ses enquêtes. Alors, il est devenu méfiant.
— Je sais. Les psys, c’est comme le cholestérol. Il y a les bons et les mauvais.
Il pouffa :
— Je vais la lui ressortir. Ça devrait lui plaire. Il en a. Du cholestérol, je veux dire. Pour en revenir à l’enquête, à ce Nathan Hunter, ou supposé… Donc, il s’explose un pédophile violent, qui fait dans le commerce des gosses, et deux psychopathes débutants dont l’un a tué un bébé – sale tordu – et l’autre est à deux doigts de descendre sa mère et son petit frère.
— C’est cela.
— A priori, je le trouve assez sympa, ce mec, ironisa Mannschatz.
— Moi aussi.
— Bon, bien gore, avec le côté écorchage des victimes masculines. Vous croyez qu’il s’agit d’une sorte de… comment dire… un type qui s’est mis en tête qu’il était justicier…
Bien, il y était venu, comme Yves, comme elle.
— J’avoue que je me pose la question depuis un moment. Le colonel Guéguen aussi. Le gros problème, c’est que ce genre de mobile est en complet désaccord avec la typologie classique des tueurs en série, même si certains tentent de faire croire, ou croient, le contraire. Un tueur en série tue pour lui, parce que ça lui fait plaisir. Pas pour rendre « service ». Nous sommes confrontés à quelqu’un de très intelligent et qui a des moyens. Il peut partir au Mexique, en France. Il peut convaincre Valdez qu’il a l’argent pour acheter ses films pourris – or ce genre de monstruosités coûte très cher puisque l’acheteur est assuré qu’il n’y a aucun trucage. Je suis certaine que c’est de cette façon qu’il a endormi sa méfiance : en se présentant comme un amateur fortuné de viols de gosses. Le portier de l’immeuble d’Armstrong a insisté sur le fait que le fameux visiteur était très bien habillé.
— Ouais. Mike et moi en sommes arrivés à la même conclusion. C’est quelqu’un qui a des moyens intellectuels et financiers.
Diane songea que Pliskin allait se mordre les doigts. Ces deux agents étaient des bons.
— En conclusion, Gary (elle s’étonna d’avoir recours à son prénom, une familiarité qu’elle n’aimait guère et qui, pourtant, se justifiait tout d’un coup), je bute sur une incohérence et j’ai besoin de vous. Je vous l’ai dit : un tueur en série classique ne rend pas « service » à la société, même lorsque c’est l’argument qu’il donne ou qu’il se donne. Ses victimes sont choisies de façon subjective, même lorsqu’il réécrit l’histoire de ses meurtres a posteriori. Si nous… vous parvenez à trouver quelque chose dans la vie de Stanley Armstrong qui justifiait en quelque sorte son meurtre, c’est que ce Nathan Hunter – partons du principe qu’il s’agit de lui – n’est pas un tueur en série au sens habituel du terme. Il sélectionne ses victimes sur des critères objectifs. Ça n’en fait pas un individu moins dangereux pour autant. De surcroît, et c’est le plus angoissant, cela signifie que je ne pourrai pas remonter jusqu’à lui avec des outils classiques.
— Eh bien, nous allons reprendre l’enquête au sujet d’Armstrong depuis le début. J’ai encore des bons copains au NYPD… j’ai fait mes premières armes de flic là-bas.
— Ce qui n’empêche qu’ils n’aiment pas trop les gens du Bureau.
— Personne ne nous aime. Mais on s’en fout, on est les meilleurs !
Elle ne rectifia pas. Il en était convaincu et c’était crucial à ses yeux. Quant à elle, elle ne se sentait aucune appartenance. Avec rien, si ce n’était un épouvantable passé.
— Docteur Silver ! Je vous cherchais partout !
Diane et Gary tournèrent la tête vers maître Devernois-Klyne qui portait son plateau à bout de bras de crainte qu’une éclaboussure n’endeuille son beau costume.
— Ah, maître… j’ai oublié de vous prévenir que je montais déjeuner, déclara-t-elle en se débrouillant pour qu’il comprenne qu’elle mentait et n’avait aucune envie de sa compagnie. Malheureusement, j’ai terminé, acheva-t-elle en se levant.
Était-ce une ombre de reproche ou de regret qui voila le regard marron ? Elle n’aurait su le dire et s’en foutait. Qu’il se débrouille. Elle n’était pas sa mère et n’avait pas à lui couper sa viande ni à lui tenir la main !
Suivie de Mannschatz, elle alla déposer son plateau sur le chariot de cuisine et se dirigea vers l’ascenseur.
— Vous ne l’aimez pas beaucoup, hein ?
Elle regarda le super-flic et lâcha d’une voix paisible :
— Je n’ai pas une folle passion pour les gens qui me servent des contes à dormir debout. Or, je sais toujours quand on me raconte des bobards.
— Votre métier ?
Elle baissa la tête avant de le détromper :
— Non, une adorable petite fille, très futée, qui ramenait à la maison des chiots, des chatons, des gerboises, ou des hamsters qu’elle prétendait avoir trouvés au beau milieu de la rue et qu’il fallait donc impérativement adopter.
— Je… rien !
— Merci, agent Mannschatz. À très bientôt.